16

Le lendemain, Smut a passé le plus gros de l’après-midi à dormir dans la piaule. Quand il s’est amené dans le restaurant vers sept heures, il avait l’air de pas pouvoir tenir en place. Je me suis dit que ce serait sûrement pour ce soir.

Au début on a pas eu grand monde. Juste deux ou trois glandeux de Corinth, et Wilbur Brannon et Baxter Yonce. On avait pas beaucoup vu Wilbur depuis que Bert Ford avait disparu, mais je pense pas qu’il croyait qu’on y était pour quelque chose.

Wilbur avait amené sa gniole ce soir-là, et c’est ça qu’ils étaient en train de boire, lui et Baxter Yonce. Smut a bu un verre avec eux dans la cuisine, et ils m’en ont offert un aussi, mais j’ai pas voulu. Je voulais y voir clair, au cas où Smut sortirait.

Ils ont bu leur verre et ils sont revenus dans le restaurant. Wilbur et Baxter se sont mis au comptoir. Baxter a commandé un sandwich barbecue et Wilbur s’est mis à lire le Sporting News que Smut avait laissé traîner sur le comptoir. Au bout d’un moment la sonnerie a retenti dans la cuisine, et Smut est allé chercher le sandwich. Il l’a posé devant Baxter Yonce, qui l’a pris et s’est mis à mordre dedans, on aurait dit qu’il avait pas mangé de la journée. Smut s’est adossé contre l’étagère où on mettait les bouteilles de vin. Pour un baratineur comme Baxter Yonce, une cible pareille c’était un vrai nanan.

« Smut, ton affaire ça marche du tonnerre, non ?

— Faut pas croire », Smut a dit comme ça. Il se mouillait jamais beaucoup, quand il s’agissait de répondre à ce genre de questions.

« Je veux dire, t’as pas à te plaindre. Alors pourquoi t’échangerais pas le camion que tu as contre un neuf ? Je te ferai une reprise. Je viens justement de recevoir des pick-up Dodge, exactement ce qui te faut.

— Je peux pas me permettre de changer maintenant », Smut a fait. Il a contourné le comptoir pour s’asseoir à côté de Baxter Yonce.

« Je te ferais une bonne reprise. » Baxter a englouti une bouchée de son bœuf barbecue. « C’est un Ford que t’as, non ? Modèle trente-six ?

— Trente-sept.

— Combien au compteur ? »

Smut a fermé un œil et poussé sa langue dans sa joue.

« Un peu moins de soixante mille, je crois. » Le camion il en avait bien soixante-dix mille, mais je suppose que si Smut disait ça c’est qu’il pouvait toujours ramener le compteur à soixante mille.

« Si les pneus sont bons, je calculerai large pour la reprise, qu’il a fait Baxter.

— C’est pas que je voudrais pas. Mais je suis pas assez en fonds. Faudra que je me contente du Ford pour le moment.

— Alors laisse-moi te vendre la Dodge que j’ai en démonstration. Tu garderais ton pick-up pour le boulot, et cette bagnole pour balader les filles. Un pick-up, quand même, c’est pas aussi chic qu’une voiture, tu me diras ce que tu voudras. Celle que je te cause, elle est de l’année passée, mais le modèle a pas changé d’un poil depuis.

— Une quatre portes ? Smut a demandé.

— Non, un coupé deux portes. Je te ferai un prix.

— J’aimerais bien. »

Baxter a pris une serviette en papier dans la boîte qu’on avait sur le comptoir. Il s’est essuyé la graisse qu’il avait sur la bouche. « Un jour que tu seras en ville, passe me voir et je te montrerai cette voiture. Je veux que tu la conduises un quart d’heure. Si au bout d’un quart d’heure elle te dit toujours rien, je te fais cadeau de cinq gallons d’essence pour ton camion. »

Smut a étouffé un petit rot. « Comme si j’avais besoin d’essence », il a fait comme ça.

Vers huit heures Baxter et Wilbur se sont mis dans une partie de casino, à quatre avec Buck Wilhoyt et un autre gars de Corinth, un vrai rat de salle de billard, celui-là. Ils jouaient dans la salle où on jouait à la passe anglaise d’habitude, et la nuit s’annonçait plutôt morne, jusqu’à ce que les joueurs de base-ball arrivent de Corinth.

Deux clubs du Nord s’étaient installés à Corinth pour leur entraînement de printemps. Enfin, ils avaient des noms différents et ils étaient supposés représenter des villes différentes, mais les équipes appartenaient toutes les deux aux Cincinatti Reds : un club de l’Illinois qui jouait dans la Three Eye League 19, et l’autre qui jouait au Canada, dans l’International. Les joueurs des deux clubs étaient descendus au Keystone Hôtel et s’entraînaient sur le terrain de Corinth. Dix d’entre eux sont venus ce soir-là. Il y en avait on aurait dit des étudiants, mais d’autres à les voir on se demandait s’ils savaient seulement parler anglais. C’était la première fois qu’ils venaient ici au roadhouse, mais ils étaient comme chez eux. Ils se sont parqués dans le dancing à faire marcher le nickelodeon et boire des quantités de bière. Deux gars ont commencé à jouer aux machines à sous, et bientôt ils ont envoyé Sam Hall à la caisse pour qu’il leur ramène des nickels. Au bout d’un moment, un des joueurs – un petit gros – a passé la tête à la porte qui donnait sur le restaurant. « Et les filles, où qu’elles sont ? Y a donc pas de mousmés, dans le coin ? »

Smut s’est retourné vers le gars. « Non, il a dit, ici on vend à boire et à manger, mais faut apporter sa mousmé.

— Tu parles d’un programme, toi », il a fait le gars avant de se rasseoir sur une des banquettes.

Il avait à peine fini de réclamer après les filles cet oiseau-là qu’une nuée de jeunes nous est tombée dessus.

Et après ça, des gars des ateliers de bonneterie, avec leurs poules. Les joueurs de base-ball ont attendu que les indigènes s’installent et commencent à danser ; à la suite de quoi ils se sont mis à couper sur les gars et à danser avec leurs mômes. Les jeunesses de l’école ils arrivaient presque toujours à les garder, mais pour piquer une fille à un de ces gars des ateliers c’était nettement plus coton.

Les joueurs de base-ball ont continué ce petit manège encore un bon moment, et finalement je crois qu’ils ont eu sommeil. Toujours est-il qu’ils sont tous rentrés à Corinth, sauf trois. Ceux-là sont venus de notre côté s’asseoir au comptoir et ils ont commandé une tournée. Ils étaient assis côte à côte, et celui, du milieu était plus grand que les deux autres. Ce gars-là avait un blouson en cuir gris avec NY sur le devant. Je suppose qu’il avait fait partie d’un club de New York dans le temps et qu’il avait oublié de leur rendre le blouson quand ils l’avaient licencié. C’était un grand blond baraqué avec des paluches, fallait voir ; il aurait pu ramasser une demi-douzaine de balles en même temps. Il avait une cicatrice sur la figure qui lui remontait du coin de la bouche jusqu’à l’oreille gauche. Les gars avec lui l’appelaient Ox 20. Le gars à gauche du dénommé Ox était un grand serin tout maigre avec une grosse pomme d’Adam ; un gaucher qu’arrêtait pas de jouer avec la salière. L’autre c’était le petit gros qui avait réclamé après les filles. Thurlow, qu’il s’appelait.

Badeye a servi les bières et les a posées devant les trois joueurs. Après quoi il s’est reculé d’un pas et a repris sa pose à la Mussolini, bras croisés sur la poitrine. Smut était assis au comptoir un peu plus loin, en train de faire la liste des provisions qu’il fallait commander pour le lendemain.

Le nommé Thurlow a bu un coup de bière et s’est essuyé la bouche d’un revers de main. « Je commence à taper pile dans le caillou, il a fait. Jusqu’à hier j’avais quelque chose qui collait pas dans mon swing, mais maintenant je sens bien la batte.

— Putain, qu’il a fait Ox, attends voir un peu qu’on se mette à lancer vicieux, nous autres les pitchers. T’as encore rien vu.

— Et je verrai jamais rien, si j’attends que t’apprennes à lancer une balle à effet », Thurlow a dit en sortant son paquet de cigarettes.

« Putain, j’ai pas besoin d’effet ni rien. Ce bolide de balle directe et mon gingin, c’est tout ce que j’ai besoin, dans l’International.

— Tu me fais rire avec ton gingin. Ferais mieux d’apprendre à lancer des balles courbes. » C’est Patte-Gauche qui mettait son grain de sel, maintenant. « Si t’avais été fichu de lancer une courbe, la fois qu’ils t’ont sélectionné, tu serais avec les Giants 21 à l’heure qu’il est. »

Ox a bu un coup de sa bière. Il était pour mettre la canette dans son blouson, mais il s’est repris et l’a reposée sur le comptoir. « Nan, c’est rien que de la politique, si je suis pas avec les Giants. Terry dans son club il prend jamais personne qu’est pas du Sud.

— Le base-ball ça devient comme tout le reste, Thurlow a dit. De nos jours, les capacités ça compte plus. Maintenant faut faire du spectacle, plaire au public, ou alors faut être grec, ou peau-rouge ou chinois, si tu veux arriver. Si t’es Joe Brillantine, tu vas attirer les Grecs, ou les Ritals, ou les Roumaniens, enfin la tribu de rastaquouères avec qui t’es lié. Mais un Américain pure souche, il a plus aucune chance, de nos jours.

— Ça devrait pas te gêner, toi, alors, qu’il a fait Patte-Gauche. T’es portugais, non ?

— C’est pas vrai, Thurlow a dit. Je suis né à Joplin, dans le Missouri. »

Ox a grogné tout en sifflant sa bière. « Je suis pas vieux. Je serai encore sélectionné. Pas plus tard qu’au mois d’août, probable. J’ai jamais que vingt-six berges.

— Tu devrais pas te rajeunir de plus d’un an à la fois, Ox, lui a dit Patte-Gauche. L’année passée t’avais vingt-huit ans. Tu devrais te ménager et en avoir que vingt-sept cette année. L’année prochaine il sera toujours temps d’en avoir vingt-six.

— Oh, moi non plus je suis pas de la dernière couvée, Thurlow a fait. C’est certain qu’y vont pas me reprendre pour mon air gamin. Mais faut quand même admettre qu’une vieille caboche, ça joue mieux le jeu. C’est pas des jambes ni du biceps qu’il faut travailler, pour arriver dans ce métier, c’est du cerveau.

— C’est-y pour ça que tu joues dans un club de classe B ? qu’il a fait Patte-Gauche.

— Oh toi, le pitcher, fais donc pas le mariole. Avec ton contrôle de balle tu raterais un cul de vache à dix mètres, et si tu t’améliores pas plus que ça tu vas te retrouver à lancer pour Twin Falls dans la division Idaho-Utah.

— Oh, je me fais pas de bile pour mon contrôle. Faut tirer un peu à côté de temps en temps pour les empêcher d’être trop près de la plaque. Le mec à la batte faut faire en sorte qu’il respecte ta balle-éclair.

— Alors toi t’aurais intérêt à t’acheter un fusil, si tu veux qu’on respecte la tienne », Thurlow a fait.

À ce moment-là un gars et une fille sont venus du dancing. C’était la petite instite qui était déjà venue avec Harvey Wood, celle aux jambes en serpettes. Cette fois-ci elle était avec Hubert Parkerson.

Comme la fille est restée dans le restaurant, les joueurs de base-ball ont eu tout le temps de la reluquer comme il faut. Enfin, Ox et Thurlow. Parce que Patte-Gauche est resté le dos tourné à la porte, l’air absorbé dans ses pensées. Il avait l’air de se faire des cheveux pour quelque chose, comme s’il se voyait déjà passer l’été en Utah.

Ox filait des coups de coude à Thurlow.

« T’as vu la petite, les fortifications qu’elle a ?

— Les fortifications ?

— Ses roberts, ballot.

— Oh. » Thurlow a visé le crachoir, mais il a raté de peu. « Pas mal. Y a plus personne maintenant de l’autre côté, on devrait y aller et la libérer de son mec. Remarque que moi, j’aime pas trop danser avec ces petits tas.

— Elle est plus grande que toi, merde, Ox a fait en se levant. Allez, Thurlow, amène-toi. »

Thurlow s’est levé et il était pour partir de l’autre côté, quand Smut Milligan a levé les yeux de sa liste.

« Hey, et les bières alors, qui c’est qui va les payer ? On est pas à l’aide sociale ici, y a pas de tournée gratuite. »

Ox a regardé Smut par-dessus son épaule. « T’emballe pas, Face-d’Emplâtre. On est pas partis. » Et il est entré dans le dancing.

Smut ses yeux se sont rapprochés. Il avait pas l’habitude de se faire traiter de face d’emplâtre, du moins pas dans les environs de Corinth.

Patte-Gauche a vu comme la figure de Smut avait changé. Il a sorti son portefeuille et il a jeté un billet d’un dollar sur le comptoir dans ma direction. « Paye-toi les bières là-dessus, bonhomme », il m’a fait comme ça. Il s’est tourné vers Smut. « Faites pas gaffe à Ox. C’est pas le mauvais gars. Seulement il est un peu pété, et quand il boit, faut toujours qu’il ouvre sa grande gueule. Faut pas le prendre mal. »

Smut est retourné à sa liste sans rien dire. Au même instant j’ai entendu le nickelodeon, alors Hubert Parkerson et son petit lot devaient être en train de danser. Je me demandais comment il allait prendre ça, quand les joueurs de base-ball commenceraient à vouloir lui casser son château de cartes et lui prendre sa souris.

Il avait pas vingt ans, ce Parkerson, mais pour les femmes il en connaissait déjà un sacré rayon. Son père était le super-intendant de l’atelier de bonneterie à Corinth, le bras droit d’Henry Fisher. Il gagnait beaucoup d’argent, mais il claquait le plus gros sur Hubert. L’hiver, il l’envoyait généralement à l’académie militaire, où on pouvait à peu près le tenir, mais cette année ils s’étaient fatigués de lui à l’académie, et ils l’avaient renvoyé à Noël. Quand il était à Corinth, Hubert jouait beaucoup au billard à poches, quand il se trimbalait pas en voiture de sport. Mais son activité principale, c’était encore de courir les filles. A tel point que chaque fois qu’une fille se faisait engrosser à Corinth, on lui mettait ça sur le dos. Pourtant Hubert il mettait pas en cloque n’importe qui. Seulement les filles issues de familles sans influence politique ni position sociale élevée ; quand la fille commençait à enfler, il lui donnait juste un petit chèque et lui disait d’aller se faire voir. Une fois, il avait dix-huit ans à peu près, il fricotait avec Rosalie McCann, et elle s’est retrouvée dans le pétrin habituel. Tom McCann, son paternel, c’était une tête chaude ; et il s’est mis dans la tête de forcer Hubert à l’épouser. Mais Tom était gardien de nuit à l’atelier de bonneterie. À peine il a commencé à faire des histoires, comme quoi Hubert allait devoir épouser sa fille, que le père à Hubert il a convoqué Tom dans son bureau et lui a dit de la mettre en veilleuse et d’oublier tout ça, faute de quoi il se retrouverait très vite dehors à chercher un autre emploi. Tom McCann a pris l’argent que les Parkerson lui ont donné, et il a envoyé Rosalie quelque part faire son bébé. C’est qu’il avait pas que Rosalie à nourrir comme enfant.

Hubert je sais vraiment pas ce qu’il avait pour que les filles raffolent de lui comme ça. Il était grand et un peu gras. Il avait des cheveux noirs bouclés, et une grosse bouille comme une cuvette, toute couverte de tâches violettes. Je suppose qu’une des raisons qui le rendaient populaire auprès des filles, c’est qu’il était assez culotté pour essayer ce qu’il essayait.

C’est vers ce moment-là que Badeye est ressorti des toilettes, où il venait de séjourner en conséquence des deux jours passés à expérimenter bière, porto et gniole maison. Il était plus pâle qu’à l’ordinaire, mais je savais qu’il irait mieux dès qu’il arriverait à descendre une canette. Sam était parti, et Matt était dans la cuisine, alors j’ai été voir au dancing si Hubert et son petit lot avaient besoin de rien.

Hubert et la fille dansaient toujours. Le surnom de la fille c’était Half-Pint 22. Ox et Thurlow étaient à une des tables, et à les voir on aurait dit qu’ils voulaient juste passer le reste de la nuit à parler base-ball.

La petite instite regardait Hubert Parkerson, l’air d’espérer qu’il serait aussi dangereux qu’on lui avait dit. Quelque chose chez elle me faisait penser à la poulette qui court pour échapper au coq, mais pas tout à fait aussi vite qu’il faudrait tout de même. Tout en dansant ils s’étaient rapprochés de la table à Ox et Thurlow. Thurlow a ajusté sa cravate et s’est levé de la banquette. Ox s’est pris le menton au creux d’une main pour regarder le spectacle.

Thurlow s’est approché d’eux en roulant des mécaniques, et il a tapoté Hubert Parkerson sur le dos. Parkerson a virevolté et s’est éloigné sur la piste. Il a regardé la fille de haut. « Mon chou, tu trouves pas que Smut Milligan il pourrait quand même donner un coup de Flit dans sa boîte de temps en temps ? J’ai un insecte qui vient de se poser sur mon dos. »

Thurlow a rattrapé Hubert, et cette fois-ci il lui a flanqué une tape dans les reins. « Pardon, mon vieux. »

Hubert lui a jeté un œil par-dessus son épaule.

« Sûr, je te pardonne, l’ami. Mais que ça se reproduise pas.

— Je suis en train de couper, mon vieux », Thurlow a dit en essayant de se mettre devant Hubert.

Hubert a fait virevolter la fille en faisant un pas de côté. « C’est ce que tu crois. Retourne donc à ta table un moment jouer troisième base. »

Thurlow devait être troisième base dans son équipe. Hubert était deux fois plus costaud que lui. Thurlow il s’est découragé et s’en est retourné retrouver Ox à leur table. Je l’ai suivi.

Thurlow s’est assis en face de Ox, qui rigolait.

« T’as décidé de laisser passer cette danse, c’est ça ?

— Il en a fait toute une histoire, pour jouer au dur. Moi au lieu de chercher les coups avec lui, je préfère laisser tomber. Elle est pas si bien fichue que ça, en plus, quand tu la regardes de près. » Là-dessus, Thurlow a craché par terre sous la table.

« Moi y me paraît pas si terrible que ça. Passe-moi ta cravate, faut que je soye présentable, si je veux danser. » D’un coup sec Ox a arraché la cravate du col de Thurlow, et il s’est levé. Tout en mettant la cravate il a traversé la piste, et arrivé à Hubert il l’a tapé dans le dos. J’ai suivi.

« Pardon, mon pote, mais je crois que cette danse est à moi. » Ox ajustait son nœud de cravate en tortillant du cou.

Hubert a encore fait un pas de côté et a fait virer la fille sur la droite. « Danse, alors, te gêne pas pour nous. »

« Comme si j’allais me gêner », Ox a fait comme ça ; et il a écarté Hubert de la fille en le poussant.

Ox a pris la fille et s’est mis à danser avec elle. Effrayée, elle suivait Ox, la bouche grande ouverte comme un piège à mouches. Hubert est resté planté là une seconde, et puis il s’est ramassé sur lui-même comme un chat sauvage et il a plongé sur Ox.

Il l’a chopé autour des cuisses et ils sont tombés tous les deux. La fille est partie dinguer sur la piste, et s’est retrouvée un peu plus loin à plat comme un carrelet. Hubert a retourné Ox avant qu’il sache ce qui lui arrivait. Il a commencé à l’étrangler.

Il a pas été bien loin avec sa prise. Ox était costaud, et il s’est relevé d’une seule poussée en se retrouvant avec Hubert dans les bras. Il a tenu Hubert de la main gauche, et de la droite il lui a envoyé un ramponeau. Hubert a giclé sur le parquet et sa tête est venue cogner une des banquettes.

Smut Milligan avait dû entendre le barouf, parce qu’il s’est ramené en courant juste à ce moment-là. « De quoi ? De quoi ? » qu’il faisait.

Hubert a pas dû se faire grand mal en se cognant comme ça, parce qu’il s’est aussitôt précipité sur Ox. Mais Ox l’a accueilli avec une autre mandale et Hubert est allé balayer la piste encore une fois.

Smut a saisi Ox par les épaules. « Arrête ça. Pas de bagarre ici. »

Ox s’est retourné aussitôt et a frappé Smut en plein sur la bouche. Sa lèvre saignait un peu. Smut a eu l’air surpris. Ensuite il a ouvert la bouche avec un petit sourire en coin. « Okay », il a fait, et il en a fichu une bonne à Ox juste au creux de l’estomac. Ox s’est pris le ventre à deux mains, et c’est là que Smut lui en a balancé une magistrale au menton. Ox s’est écroulé comme un cochon à l’abattoir. Fin du combat.

Smut haletait un petit peu. Il s’est essuyé la bouche avec son mouchoir. « Emmène-le se coucher », il a fait à Patte-Gauche. « Je voulais pas le frapper, mais il commençait à faire trop de chahut. »

Ox s’est relevé en jurant à ce moment-là, mais il était encore un peu sonné. Patte-Gauche et Thurlow l’ont emmené dehors et ils sont rentrés à leur hôtel.

Hubert avait un peu morflé, et sa figure était toute sale, d’avoir lavé par terre comme ça. Il avait pas exactement l’air d’un héros. Mais la petite instite était sur la piste auprès de lui à lui essuyer la figure, et elle le regardait comme le Défenseur de la Foi en personne. Probable que Smut allait encore louer une cabine ce soir-là.

Il était onze heures passées, avec tout ça, et il n’y avait plus personne d’autre dans la boîte. Je suppose que Smut était sur le point de partir quand la bagarre avait éclaté, mais à présent il avait la lèvre en sang et tout enflée. Fallait qu’il aille se nettoyer à la cabine avant de partir. Je l’ai accompagné pour aider Hubert Parkerson à se refaire une beauté. On a laissé la fille au comptoir, aux bons soins de Matt Rush et Badeye.

Hubert était sale comme tout. Il s’est lavé la figure et je lui ai mis de la teinture d’iode sur le cou, là où c’était écorché. Smut a lavé le sang de sa lèvre et s’est examiné dans la glace.

« M’a pris par surprise, le salaud », Hubert faisait pendant que je lui époussetais le dos de sa veste. « Mais t’inquiète pas, je l’aurai. Il a pas le droit de venir ici et faire des coups pareils.

— Ouais, Smut a dit, ça se fait pas de chercher la bagarre contre un gars qu’est avec sa poule.

— Oh, c’est pas spécialement ma poule. Half-Pint j’en ai rien à foutre. Je veux juste tirer ma crampe, c’est tout. Mais il peut pas venir de l’extérieur comme ça et faire des coups pareils à Corinth. » Il se touchait l’œil là où ça commençait à enfler un peu – Ox l’avait frappé sur le côté de la tête la dernière fois. « Au fait, Smut, combien tu prends pour une cabine ?

— Un dollar. »

Hubert a sorti un dollar de sa poche et l’a donné à Smut. « Laquelle je prends ?

— La dernière près du bois. Elle est pas fermée, mais la clé est dans le tiroir de la table, si tu veux fermer. Personne t’embêtera.

— Je voudrais pas que ça se sache. Elle est maîtresse d’école, tu sais ce que c’est.

— Elle pourrait être présidente du D. A. R. 23, pour ce que j’en ai à foutre. Mais te bile pas. J’ai pas plus envie que ça s’ébruite que toi. »

Hubert est reparti au roadhouse, et Smut était pour y aller aussi, mais il s’est arrêté à la porte. « Dis donc, Jack, t’aurais pas vu la clé de mon casier, par hasard ?

— Comment qu’elle est ?

— Petite clé. Plate. Avec trois encoches dessus.

— Pas vue, non.

— Garde un œil ouvert et tâche de me la trouver, tu veux ? J’ai besoin de l’ouvrir, ce casier, et je l’aurais lourd d’avoir à limer le cadenas. »

Smut est remonté au roadhouse, mais moi je suis resté dans la piaule. Smut m’avait dit que Badeye et Matt resteraient jusqu’à minuit ou minuit et demi, et qu’ils fermeraient tout seuls. Quand cinq minutes plus tard j’ai entendu le camion s’en aller, je savais que Smut aurait d’autres chats à fouetter cette nuit-là. Ensuite j’ai entendu la voiture à Hubert qui partait. Je suppose qu’il a descendu un petit bout de Lover’s Lane et qu’ensuite il a fait demi-tour par le chemin de terre qui arrivait juste derrière les cabines. Sans doute que c’était nécessaire de faire toutes ces simagrées pour faire croire à la fille qu’ils trompaient leur monde.

Donc le chemin était libre, et je me suis aussitôt mis à chercher l’argent. J’ai fouillé partout dans la piaule, les matelas, les tiroirs de la commode, dans la douche. Partout sauf dans le casier à Smut, qui était bouclé. De toute manière, à mon avis il l’aurait jamais mis dedans. Il aurait pu, remarquez, mais il savait aussi que je pouvais prendre une hache et forcer le cadenas en un rien de temps. En désespoir de cause je suis sorti fouiller sous la cabine, mais j’avais peur d’utiliser la torche électrique là dehors.

Je suis rentré dans la piaule et je me suis mis à cogiter, où est-ce que je planquerais l’argent si j’étais à sa place. Tout en ruminant ça, je suis allé dans le coin-douche avec l’intention de me raser, histoire de pas faire qu’une chose à la fois.

J’avais plus de lame dans mon rasoir, alors j’ai pris celui à Smut. Mais une fois que j’ai commencé à me raser, j’ai vu que sa lame coupait comme une doloire, alors je me suis mis à la recherche d’une lame neuve. J’ai tâté à l’aveuglette au-dessus de l’armoire à pharmacie, et je suis tombé sur le paquet de lames. Je l’ai pris et quelque chose est tombé par terre.

C’était une clé plate, et j’ai tout de suite pensé à celle que Smut avait égarée. Avec la serviette j’ai rincé la mousse que j’avais sur la figure et je suis retourné dans la piaule ouvrir le casier à Smut.

J’ai enlevé le premier niveau et j’ai fouillé dedans. Rien qu’une demi-douzaine de jeux de cartes avec les petits losanges derrière, et une paire de ciseaux tout courts que Smut utilisait pour biseauter les cartes. Une fois il m’a dit qu’une paire de ciseaux comme ça, ça coûtait soixante-cinq dollars.

Smut avait des chemises et des sous-vêtements au fond du casier. Il avait une bouteille de White Horse aussi, et une enveloppe avec une autre petite clé dedans, mais pas d’argent.

J’ai remis le premier niveau en place et j’ai fermé le casier. Ensuite j’ai remis la clé où elle était et j’ai fini de me raser.

Après ça je suis sorti jusqu’au garage et j’ai fouillé là-dedans, dans le noir ; je voulais faire le roadhouse aussi, mais Johnny Lilly était dans la cuisine, et j’osais pas m’y risquer. Finalement j’ai abandonné la partie et je suis allé me coucher.

Une fois couché, j’ai pas très bien dormi. Je faisais des rêves pas possibles, et finalement j’ai fait un cauchemar où je croyais que j’étais éveillé, mais je pouvais plus sortir de mon lit. Une fois surmontée la paralysie que m’avait flanquée ce cauchemar, j’ai sorti mes jambes du lit et je me suis assis. C’est là que m’est venue une autre idée.

Je suis allé chercher la clé sur l’armoire à pharmacie et j’ai ouvert le casier. J’ai pris l’enveloppe au fond, et la clé qui était dedans. Avec ça j’ai ouvert le cadenas du sac noir à fermeture Éclair que Smut gardait sous la commode.

Il y avait un exemplaire du Charlotte News au-dessus. L’argent était dessous. Il était encore en liasses, par dénomination de billets, avec les élastiques autour. J’étais en train de sortir une des liasses quand j’ai senti que j’étais pas seul dans la pièce. J’ai levé les yeux. Smut Milligan était debout dans l’entrée.